Où atterrir ?
C’est ainsi qu’aurait aussi pu s’intituler cet article (cf. l’ouvrage du même nom du philosophe Bruno Latour), tant le sujet est complexe et l’avenir incertain. Pour l’instant la filière aéronautique s’accroche à un objectif de croissance qui pourrait voir doubler le trafic aérien mondial dans les 20 prochaines années pour les plus optimistes. Est ce que pour autant cette croissance est « soutenable » voire « souhaitable » dans un monde bas-carbone ? Rien n’est moins sûr.
Vous avez dit décarbonation.
Airbus, fleuron de l’aéronautique européenne, a son carnet de commande plein pour les 10 ans à venir et a su se relever de la crise du Covid pour devenir le leader mondial du marché. Cette annonce seule aurait de quoi nous réjouir mais ce serait oublier que le secteur fait face à un défi de taille : la décarbonation.
Aéroforum : 10 ans déjà !
Le 9 novembre dernier avait lieu à Toulouse la 10ème édition de l’Aéroforum organisé par la Tribune et Toulouse Métropole. Sans grande surprise, la décarbonation s’est imposée comme le sujet central de la soirée. Ce forum, réunissant la fine fleur des industriels et des investisseurs français du secteur, a permis de faire le bilan des 10 années écoulées mais aussi et surtout de se projeter sur les 10 ans à venir. Les intervenants qui se sont succédés, à commencer par Jean-Luc Moudenc, ont appelé à soutenir la filière en évitant de la stigmatiser. En effet, entre la crise du Covid qui a ébranlé durablement la confiance des investisseurs et les enjeux d’atténuation du réchauffement climatique, l’aéronautique n’est pas véritablement sortie de la crise et doit se réinventer pour faire face aux défis à venir.
Quelques chiffres…
3% c’est la part des émissions de GES liées au secteur du transport aérien dans le monde. C’est finalement assez peu alors pourquoi en parle t’on autant ? Tout d’abord parce que si l’on veut mesurer la véritable contribution du transport aérien au réchauffement climatique il faut tenir compte de l’impact des traînées de condensation ce qui nous amène à 6% des émissions globales. Et enfin et surtout qu’il faut mettre ce chiffre en rapport avec le nombre d’usagers concernés. En effet seuls 10% de la population mondiale utilise l’avion (sur une année courante) et 1% de la population est responsable de la moitié des émissions du secteur. Alors que lundi avait lieu le Global Donut Day qui invite à considérer la justice sociale dans les transitions à venir, nous pouvons nous interroger sur la place que doit prendre l’avion dans nos usages futurs.
Quelles solutions pour décarboner l’aviation ?
Les différents intervenants de la soirée ont fait part des innovations en cours et à venir (propulsion hydrogène, propulsion hybride, propulsion électrique, biocarburants, carburants de synthèse, etc.) qui pourraient « révolutionner » la filière. Même si la plupart de ces technologies ne sont pas encore matures, certaines comme la propulsion hybride électrique, présentée par la société Ascendance Flight Technologies, semblent prometteuses pour des applications bien spécifiques. D’autres solutions sont d’ors et déjà disponibles (optimisation des opérations sols et vols, réduction de la consommation de carburant, renouvellement de la flotte, etc.) et pourraient permettre, si elles étaient généralisées, de réduire de 20% les émissions de GES liées au transport aérien.
De son côté, Aurélien Bigo propose d’activer les 5 leviers de la SNBC pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050.
Son analyse montre que la plupart des solutions proposées actuellement par les avionneurs pour décarboner l’aviation se focalisent sur la technologie (2 des 5 leviers disponibles) et ne concernent qu’une partie des usages. Beaucoup de solutions sont à l’étude pour les court/moyen courriers mais pour l’instant, en dehors de l’utilisation des SAF (Sustainable Aviation Fuel ou CAD en français pour Carburant d’Aviation Durable), il n’y a rien de probant pour les long courriers alors qu’ils sont les principaux vecteurs des émissions mondiales. D’autre part ces solutions se confrontent à des limites physiques.
Est ce que les innovations technologiques sont les seules solutions à mettre en oeuvre ?
Comme aime à le rappeler Jean-Marc Jancovici nous vivons dans un monde fini et l’énergie disponible n’est pas infinie. Dans ces conditions comment « boucler » des modèles de décarbonation qui aujourd’hui se basent sur une électrification massive de l’aviation et/ou une généralisation de l’utilisation des SAF alors même que notre capacité à produire de la biomasse et de l’électricité décarbonée reste très limitée ? A titre d’exemple faire voler un mono-couloir électrique (type A320) entre Toulouse et Paris nécessiterait 40MWh soit la consommation électrique de 10 foyers français sur 1 an!
Sans parler des mises au point technologiques que cela impose pour réduire la masse des batteries électriques et s’affranchir des contraintes thermiques tout en garantissant une sûreté de vol optimale.
Les spécialistes de la propulsion aéronautique, sont très au clair sur la maturité de certaines de ces solutions pour une application « grand public ». C’est ainsi que le Groupe Safran considère que : « A court et moyen terme la propulsion 100% électrique n’est pas envisageable pour les avions court et moyen-courrier ».
Au delà de ces considérations techniques, l’impact des solutions proposées restera faible dans les années à venir alors que nous devons prendre aujourd’hui des décisions qui doivent permettre de faire baisser rapidement et durablement la contribution du secteur aérien au réchauffement climatique.
Ainsi pour Aurélien Bigo comme pour les Shifters (cf. rapport dédié du Shift Project), la décarbonation du transport aérien passe avant tout par des mesures de sobriété qui induisent une limitation voire une réduction du trafic à très court terme.
De son côté, le GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales), dans sa feuille de route de décarbonation du secteur aérien (article 301), table sur une augmentation modérée du trafic (de l’ordre de 1% par an) et conclu que « la décarbonation du transport aérien français est possible via la technologie, l’optimisation des opérations, le déploiement massif des nouveaux carburants décarbonés, sans mesure de limitation du trafic ».
Pour conclure.
On le voit, deux visions s’opposent et nous invitent à faire des choix de société. Demain, il faudra arbitrer sur d’une part les moyens et les solutions à mettre en oeuvre pour produire et acheminer une énergie décarbonée mais aussi et surtout sur l’utilisation que nous voulons et que nous pourrons faire de cette énergie. Nul doute que nous avons et que nous aurons encore besoin de faire voler des avions dans le futur mais pour qui et pour quels usages ?